mercredi 6 juin 2018

PV à Hiva Oa

Hiva Oa - Marquises

            J'avais pensé que décrire une traversée océanique serait facile. Simplement penser la chose dans la durée, parce que l'espace pour la réflexion, les descentes en apnée dans le moment, l'immédiat qui s'impose comme la seule mesure du temps qui passe en mer, offre suffisamment d'occasions pour ces jeux de l'esprit.

            Mais à vrai dire, preuve de ma superficialité, je ne pense pas avoir vécu ces face-à-face égotiques que certains grands marins racontent dans leurs bouquins. Ça règle certainement la question d'une publication prochaine de mes aventures en haute mer! Au reste, je prèfère de loin lire ces grands classiques que de prétendre m'en approcher.

            Je tiens quand même à partager quelques réflexions. En 25 jours de mer tout de même, il m'en est venue quelques unes. Rien de révolutionnaire toutefois, quelques constats, presque banals.

            D'abord dire que la routine d'un passage est essentiellement ceci: une routine. On la meuble avec différentes activités. Petits travaux d'entretien; relevés de la météo sur liaison satellite; correspondance sur radio ondes courtes avec d'autres voiliers sur la même route que nous; rapport de position avec Pacific Seafarer's net, un groupe de radio amateur qui offre de suivre des voiliers en transit sur le Pacifique, en somme une série de gestes routiniers qui définissent nos quarts à la barre, nos journées. Nous avons opté pour des quarts de 2 heures, ce qui à quatre, nous offrait la possibilité de dormir 5-6 heures si le besoin s'en faisait sentir. Et il se faisait sentir souvent, pour cause.

            Un voilier en mouvement constitue un parcours à obstacles quand il s'agit par exemple de passer de la cuisine au cockpit ou de la toilette à son lit. Chaque vague, chaque mouvement de la houle lance, plus ou moins violemment, le voilier sur ses flancs ou sa proue ou sa poupe et conséquemment l'équipage est constamment soumis à ces sautes d'humeur. Ce qui demande, presqu'inconsciemment, aux muscles de nos corps d'être constamment sur le qui-vive, toujours engagés à nous retenir de voler à travers de la cabine ou du cockpit. Cet effort sans relâche, 24 heures sur 24, vous draine d'énergie et on cherche à tous moments un appui où se reposer. Le sommeil vient presque aussitôt qu'on trouve appui, quand le besoin vous submerge.




            Comme on navigue sur une route au sud-ouest dans les vents d'alizé (nord-nord-est) il y a peu à faire du côté des réglages de voilure. Une fois l'angle au vent apparent trouvé en fonction de la route, on ne gère plus que le volume de toile. Beaucoup de vent, moins de voile: pour une allure qui tourne autour des 6.5 à 7 noeuds. L'alizé a ceci de merveilleux que même sur de grandes distances, la direction du vent reste remarquablement la même, au nord-nord-est à quelques degrés près. Une fois les écoutes réglées, on peut passer des jours sans avoir à les retoucher.

            La route à faire se divise en trois temps. D'abord au sud-ouest jusque vers 120˚ de longitude ouest, puis prendre plein sud pour traverser la zone de convergence intertropicale (le pot-au-noir comme l'appelent les français) qui cette année commençait par 10˚ latitude Nord et enfin, une fois passé l'équateur, retoucher l'alizé pour nous emmener jusqu'à notre destination: Hiva Oa, aux îles Marquises. Un parcours d'environ 3000 milles nautiques.

            Ça, c'était le plan. Nous avions embauché un routeur (une sorte de météorologue qui aide les voiliers à trouver la meilleure route en haute mer) et il nous a proposé de descendre vers le pot-au-noir plus tôt, vers 115˚ouest. Là où cette zone sans vent où de violents orages et grains sont la norme était la plus étroite et donc la plus facile à traverser. Ce que nous avons fait. Résultat un passage du pot sans histoire, mais une fois au sud, pas de vent, pas d'alizé.

            Nous avons donc passé une semaine à nous trainer, parcourant quelques dizaines de milles par jour, malgré tous nos efforts pour extirper des fractions de noeuds de Shamata. À titre d'exemple, nous avons été trois jours uniquement sous spinnaker, dans l'incapacité de garder la grand voile gonflée par une brise trop légère. Chaque roulis de la houle causant l'affaisement de la grand voile trop peu engagée par une brise trop molle. Une situation qui a pour effet d'user une grand voile bien avant sa durée de vie normale. Ce que nous avons tôt décidé d'éviter à tout prix.

            J'ai compris assez rapidement en lisant et en participant à d'autres passages que ce qui cause le plus grand nombre de soucis lors d'un passage en haute mer c'est le fait de pousser la machine trop fort. En clair, de demander trop de son voilier, de ses voiles et de son gréement. Donc, mon approche est celle de la prudence, de la retenue, de ne jamais pousser trop fort. Ça nous fait perdre un peu de vitesse, certes, mais le voilier arrive d'une pièce à destination.

            De jour en jour, la côte de l'amérique s'est donc de plus en plus effacée dans notre sillage, même au ralenti, la progression vers les Marquises entamait une sorte de compte à rebours. La distance qui nous séparait de la terre allait en se réduisant, toujours un bon signe quand on progresse dans un environnement sans aucune balise visible sinon le vol plané des rares oiseaux rencontrés, des quelques dauphins venus nous montrer comment se mouvoir avec tant de grâce dans ce grand bleu qui engouffre l'horizon sur 360˚.

            Les couchers de soleil, la levée de Vénus au nord-ouest, une pleine lune au départ qui se départit nuit après nuit de ses quartiers et bientôt la Croix du Sud qui pousse la Grande Ourse plus au nord que nous ne l'avons jamais vu, au point de ne plus distinguer Polaris que quelques heures chaque nuit sur l'horizon, voilà les grands signes célestes qui marquent notre route.

            Après les calmes, finalement, nous avons touché du vent et avons pu laisser courir Shamata qui ne demandait pas mieux. Un riz dans la grand voile sous plein foc, on jonglait avec les 7 noeuds de moyenne. Pour nous, une excellente vitesse. Avec cette meilleure allure, la vie à bord devient aussi plus facile, puisque nous sommes moins victime de la houle qui ne nous rattrape que rarement maintenant. Un doux mouvement prévisible de roulis alors que l'on monte sur la crête d'une houle de deux mètres pour redescendre aussi confortablement, toutes les quinzes secondes.

            La fatigue par contre nous a tous rejoint après 24 jours en mer, on se prend à fixer l'affichage électronique où les milles qui nous séparent d'Hiva Oa s'égrainent combien lentement.

La tombe de Jacques Brel au cimetière d'Atuona

           Finalement, le 13 Avril, vers 8h00, à 25 milles de la terre, une forme plus concentrée émerge d'un banc de cumulus. On se dit qu'il pleut devant et on pense dèjà à mettre le cockpit au sec et fermer quelques hublots. Mais la pluie ne vient pas et la forme se précise. Le profil géodésique d'Hiva Oa que nous avons sur nos cartes ressemble étrangement à celui qui vient vers nous. Le foncé prend des teintes d'un vert profond. On échange un regard avec l'autre équippier qui nous accompagne ce matin-là au début de ce 25è jour en mer: «on y est, tu penses?» Un sourire en partage confirme qu'on a pas la berlue. Hiva Oa se dresse devant nous.

            Les derniers 25 milles seront longs mais sans presse, occupés que nous sommes tous maintenant à vivre le ravissement de l'arrivée à destination après tant de bleu. Plus tard, cet après-midi, nous mouillons l'ancre là où tant d'autres l'ont fait avant nous. Et pourtant, même si ce moment est irrémédiablement unique pour nous, je ne peux faire autrement que de penser à Brel qui, il y plus de quarante ans est un jour venu ici, sur Askoy, et y a trouvé là un espace où finir ses jours. Il y a près de quarante ans, j'entendais pour la première fois sa superbe chanson: Les Marquises et je ne pense pas que dans mon imagination la plus folle, j'envisageais d'un jour me tenir sur les rives de cette île.

Lagon de Kauehi - Archipel Tuamotus


            La vie vous réserve de ces surprises quand on choisit l'abandon et qu'on se laisse porter.

JB 26 Avril 2018