Mais
à vrai dire, preuve de ma superficialité, je ne pense pas avoir vécu ces
face-à-face égotiques que certains grands marins racontent dans leurs bouquins.
Ça règle certainement la question d'une publication prochaine de mes aventures
en haute mer! Au reste, je prèfère de loin lire ces grands classiques que de
prétendre m'en approcher.
Je
tiens quand même à partager quelques réflexions. En 25 jours de mer tout de
même, il m'en est venue quelques unes. Rien de révolutionnaire toutefois,
quelques constats, presque banals.
D'abord
dire que la routine d'un passage est essentiellement ceci: une routine. On la
meuble avec différentes activités. Petits travaux d'entretien; relevés de la
météo sur liaison satellite; correspondance sur radio ondes courtes avec
d'autres voiliers sur la même route que nous; rapport de position avec Pacific
Seafarer's net, un groupe de radio amateur qui offre de suivre des voiliers en
transit sur le Pacifique, en somme une série de gestes routiniers qui
définissent nos quarts à la barre, nos journées. Nous avons opté pour des
quarts de 2 heures, ce qui à quatre, nous offrait la possibilité de dormir 5-6
heures si le besoin s'en faisait sentir. Et il se faisait sentir souvent, pour
cause.
Un
voilier en mouvement constitue un parcours à obstacles quand il s'agit par
exemple de passer de la cuisine au cockpit ou de la toilette à son lit. Chaque
vague, chaque mouvement de la houle lance, plus ou moins violemment, le voilier
sur ses flancs ou sa proue ou sa poupe et conséquemment l'équipage est
constamment soumis à ces sautes d'humeur. Ce qui demande, presqu'inconsciemment,
aux muscles de nos corps d'être constamment sur le qui-vive, toujours engagés à
nous retenir de voler à travers de la cabine ou du cockpit. Cet effort sans
relâche, 24 heures sur 24, vous draine d'énergie et on cherche à tous moments
un appui où se reposer. Le sommeil vient presque aussitôt qu'on trouve appui,
quand le besoin vous submerge.
Comme
on navigue sur une route au sud-ouest dans les vents d'alizé (nord-nord-est) il
y a peu à faire du côté des réglages de voilure. Une fois l'angle au vent
apparent trouvé en fonction de la route, on ne gère plus que le volume de
toile. Beaucoup de vent, moins de voile: pour une allure qui tourne autour des
6.5 à 7 noeuds. L'alizé a ceci de merveilleux que même sur de grandes
distances, la direction du vent reste remarquablement la même, au nord-nord-est
à quelques degrés près. Une fois les écoutes réglées, on peut passer des jours
sans avoir à les retoucher.
La
route à faire se divise en trois temps. D'abord au sud-ouest jusque vers 120˚
de longitude ouest, puis prendre plein sud pour traverser la zone de convergence
intertropicale (le pot-au-noir comme l'appelent les français) qui cette année
commençait par 10˚ latitude Nord et enfin, une fois passé l'équateur, retoucher
l'alizé pour nous emmener jusqu'à notre destination: Hiva Oa, aux îles
Marquises. Un parcours d'environ 3000 milles nautiques.
Ça,
c'était le plan. Nous avions embauché un routeur (une sorte de météorologue qui
aide les voiliers à trouver la meilleure route en haute mer) et il nous a
proposé de descendre vers le pot-au-noir plus tôt, vers 115˚ouest. Là où cette
zone sans vent où de violents orages et grains sont la norme était la plus
étroite et donc la plus facile à traverser. Ce que nous avons fait. Résultat un
passage du pot sans histoire, mais une fois au sud, pas de vent, pas d'alizé.
Nous
avons donc passé une semaine à nous trainer, parcourant quelques dizaines de
milles par jour, malgré tous nos efforts pour extirper des fractions de noeuds
de Shamata. À titre d'exemple, nous avons été trois jours uniquement sous
spinnaker, dans l'incapacité de garder la grand voile gonflée par une brise
trop légère. Chaque roulis de la houle causant l'affaisement de la grand voile
trop peu engagée par une brise trop molle. Une situation qui a pour effet
d'user une grand voile bien avant sa durée de vie normale. Ce que nous avons
tôt décidé d'éviter à tout prix.
J'ai
compris assez rapidement en lisant et en participant à d'autres passages que ce
qui cause le plus grand nombre de soucis lors d'un passage en haute mer c'est
le fait de pousser la machine trop fort. En clair, de demander trop de son
voilier, de ses voiles et de son gréement. Donc, mon approche est celle de la
prudence, de la retenue, de ne jamais pousser trop fort. Ça nous fait perdre un
peu de vitesse, certes, mais le voilier arrive d'une pièce à destination.
De
jour en jour, la côte de l'amérique s'est donc de plus en plus effacée dans
notre sillage, même au ralenti, la progression vers les Marquises entamait une
sorte de compte à rebours. La distance qui nous séparait de la terre allait en se
réduisant, toujours un bon signe quand on progresse dans un environnement sans
aucune balise visible sinon le vol plané des rares oiseaux rencontrés, des
quelques dauphins venus nous montrer comment se mouvoir avec tant de grâce dans
ce grand bleu qui engouffre l'horizon sur 360˚.
Les
couchers de soleil, la levée de Vénus au nord-ouest, une pleine lune au départ
qui se départit nuit après nuit de ses quartiers et bientôt la Croix du Sud qui
pousse la Grande Ourse plus au nord que nous ne l'avons jamais vu, au point de
ne plus distinguer Polaris que quelques heures chaque nuit sur l'horizon, voilà
les grands signes célestes qui marquent notre route.
Après
les calmes, finalement, nous avons touché du vent et avons pu laisser courir
Shamata qui ne demandait pas mieux. Un riz dans la grand voile sous plein foc,
on jonglait avec les 7 noeuds de moyenne. Pour nous, une excellente vitesse.
Avec cette meilleure allure, la vie à bord devient aussi plus facile, puisque
nous sommes moins victime de la houle qui ne nous rattrape que rarement maintenant.
Un doux mouvement prévisible de roulis alors que l'on monte sur la crête d'une
houle de deux mètres pour redescendre aussi confortablement, toutes les quinzes
secondes.
La
fatigue par contre nous a tous rejoint après 24 jours en mer, on se prend à
fixer l'affichage électronique où les milles qui nous séparent d'Hiva Oa
s'égrainent combien lentement.
La tombe de Jacques Brel au cimetière d'Atuona |
Finalement,
le 13 Avril, vers 8h00, à 25 milles de la terre, une forme plus concentrée
émerge d'un banc de cumulus. On se dit qu'il pleut devant et on pense dèjà à
mettre le cockpit au sec et fermer quelques hublots. Mais la pluie ne vient pas
et la forme se précise. Le profil géodésique d'Hiva Oa que nous avons sur nos
cartes ressemble étrangement à celui qui vient vers nous. Le foncé prend des
teintes d'un vert profond. On échange un regard avec l'autre équippier qui nous
accompagne ce matin-là au début de ce 25è jour en mer: «on y est, tu penses?» Un
sourire en partage confirme qu'on a pas la berlue. Hiva Oa se dresse devant
nous.
Les
derniers 25 milles seront longs mais sans presse, occupés que nous sommes tous
maintenant à vivre le ravissement de l'arrivée à destination après tant de
bleu. Plus tard, cet après-midi, nous mouillons l'ancre là où tant d'autres
l'ont fait avant nous. Et pourtant, même si ce moment est irrémédiablement
unique pour nous, je ne peux faire autrement que de penser à Brel qui, il y
plus de quarante ans est un jour venu ici, sur Askoy, et y a trouvé là un
espace où finir ses jours. Il y a près de quarante ans, j'entendais pour la
première fois sa superbe chanson: Les
Marquises et je ne pense pas que dans mon imagination la plus folle,
j'envisageais d'un jour me tenir sur les rives de cette île.
Lagon de Kauehi - Archipel Tuamotus |
La vie vous réserve de ces surprises quand
on choisit l'abandon et qu'on se laisse porter.
JB 26 Avril 2018